La tragédie du Heysel

[rafalabamba]

La série-documentaire qu’a consacrée Jean-Philippe Leclaire au Heysel, dans le prolongement de son ouvrage Le Heysel - Une tragédie européenne, se révèle particulièrement enrichissante, notamment dans le contraste qu’elle souligne avec la culture de l’immédiateté de nos sociétés actuelles, où un drame similaire aurait vraisemblablement engendré un nombre largement supérieur de victimes…

 

A cet effet, le documentaire peut s’appuyer sur des témoignages éclairants de la part des supporters des deux clubs dont certains ayant perdu leur père ou leur fille, d’officiels (police, bourgmestre de Bruxelles, UEFA…), de journalistes et même de joueurs (Sammy Lee ou Mark Lawrenson pour Liverpool).

 

Le spectateur est frappé, dès le 1^er épisode, par les défaillances graves en matière d’organisation et de sécurité, qui ne seraient plus tolérées aujourd’hui (encore que l’organisation de la finale de la ligue des champions de 2022 au Stade de France ait montré quelques lacunes…). Sont ainsi mis en exergue les « brèches » facilement accessibles pour s’introduire dans le vieux stade du Heysel, le faible nombre d’agents de police (moins de 10…) dans la tribune dite « neutre » ou le déchargement des talkies-walkies, limitant la communication entre les forces de l’ordre….

 

Pourtant, le déroulement de l’avant-match n’avait pas engendré des signes particuliers d’inquiétude au regard de la relative bonne ambiance (comme le souligne le témoignage des autorités) entre des supporters italiens plutôt venus en famille et les « lads » britanniques plus « alcoolisés »….

 

Le rôle des forces de l’ordre et de l’organisation sportive d’une manière générale est fortement critiqué, notamment sur le choix de diviser la sécurité entre police et gendarmerie belges, ce qui n’a évidemment pas contribué à la coordination entre les forces de l’ordre. De même, la facilité pour des familles belges, ayant une ascendance plutôt italienne, à se procurer des places dans le bloc neutre s’est révélée dramatique au regard de la modestie des forces de l’ordre présentes et de l’insuffisance des clôtures séparatrices.

 

L’origine des incidents ayant conduit aux premières charges des supporters de Liverpool et à l’enchaînement dramatique qui s’en suivit, n’est pas clairement établi, chaque camp se renvoyant la balle. La conclusion de ces mouvements de foule, suite à la charge des anglais, est malheureusement connue de tous avec pour reprendre l’expression d’un des témoins des « lasagnes humaines » rappelant des scènes de guerre…Les joueurs de Liverpool entendront, dans leur vestiaire, du vacarme puis un bang suite à l’écroulement d’un mur…

 

Les autorités sont alors totalement dépassées par les évènements ; le médecin de la Juve commençant à donner les premiers soins dans les couloirs du stade…La difficulté à disposer d’un minimum d’informations est flagrante dans cette période de crise aigüe, une majorité des spectateurs s’impatientant que le match commence, n’ayant aucune idée du drame en cours (les morts sont cachés sous une tente).

 

On imagine qu’à l’époque des réseaux sociaux, où le moindre évènement est commenté et filmé, la « vendetta » potentielle dans le stade ou dans la ville de Bruxelles…Finalement, les joueurs sont acculés à disputer la partie, le président de la Juve n’évoquant alors qu’un seul mort aux bianconeris. Les capitaines des deux équipes interviendront pour calmer le public, tandis que Joe Fagan éclatera en sanglot, commençant à comprendre l’ampleur du drame…

 

Les commentateurs télé se demandent quelle est la meilleure conduite à tenir. Au final, seule la TV allemande fera le choix de ne pas diffuser la finale. La manifestation de joie de Michel Platini à l’occasion du seul but de la finale est critiquée par une majorité des intervenants, même si Mark Lawrenson reconnaît honnêtement qu’il aurait célébré de la même manière…Le père d’une des victimes reproche aux joueurs turinois leur tour d’honneur, même si ces derniers rétorquent qu’il s’agissait, avant tout, d’occuper les supporters…

 

La fin du match se passe plutôt bien. Là encore, on est frappé, à l’occasion des interviews de supporters à la sortie du stade, par la joie manifestée par les italiens malgré l’évocation du nombre de morts. On comprend ainsi qu’un certain nombre de tribunes sont passées totalement à côté de la portée de ce drame terrible…C’est d’ailleurs grâce à la télé dans le ferry qu’une grande partie des supporters anglais apprendront le nombre élevé de morts, nombre précis que donnera Boniperti, le président de la Juve, à ses joueurs qu’à l’issue de la fin du match…

 

Le climat deviendra progressivement plus tendu. Certains supporters de la Juve essaient d’attaquer le car de Liverpool tandis que les joueurs essuieront quelques crachats à l’aéroport. Joe Fagan craquera, quant à lui, à la descente de l’avion en Angleterre…

 

Vient ensuite le temps de la responsabilité, qu’un procès cherchera à établir avec un succès relatif...

 

Les supporters de Liverpool impliqués dégagent leur responsabilité sur l’organisation. « En angleterre, la police aurait empêché le drame », résume un supporter anglais. A ce titre, les hooligans extradés, dont le plus représentatif lors du documentaire est Terry Wilson, contestent tous les faits de participation à des charges ayant entraîné la catastrophe.

 

Leur statut de prisonniers en Belgique est d’ailleurs un peu « hybride ». Ils apparaissent au procès en « premiers communiants » portant une cravate. Ils bénéficient également de conditions de détention « aménagées » avec des cellules rénovées, qui provoqueront d’ailleurs une mutinerie de protestation des autres prisonniers belges…

 

Progressivement, les hooligans deviennent des accusés secondaires, le procès devenant plutôt celui de l’organisation (UEFA, fédération belge, 2 policiers qui serviront de « lampistes »…). Le secrétaire général de la fédération belge, homme de foot plus qu’un « administratif, se sentira d’ailleurs bien seul devant les accusations.

 

Le verdict ne condamne finalement que 14 supporters anglais et/ou hooligans pour avoir provoqué une panique. Le SG de la fédération belge sera condamné à 6 mois de prison avec sursis pour les problèmes de billetterie. Le principal « fusible » sera le capitaine de gendarmerie tandis que ses supérieurs, le bourgmestre de Bruxelles ou l’UEFA échapperont à toute sanction…En appel, l’UEFA sera condamnée avec sursis tandis que les peines des hooligans seront alourdies.

 

Reste la question de la mémoire, qui reste finalement problématique tant pour les italiens que les anglais.

 

Certains supporters de la Juve restent fort critiques sur le comportement de leur club à l’occasion de ce documentaire et notamment sur l’exhibition de la coupe, symbolisant la prédominance de la victoire sur la tragédie…Il n’y a d’ailleurs pas de commémoration officielle du 29 mai au sein du club piémontais. Pour beaucoup de supporters, le club n’a pas pris réellement la défense des victimes, les dirigeants se retranchant derrière l’esprit « turinois » fait de réserve et discrétion…

 

Du côté de Liverpool, le malaise est semblable. Comme l’analyse avec finesse Mark Lawrenson, le Heysel n’est jamais évoqué lors des réunions d’anciens. Hillsborough supplante aussi rapidement le Heysel dans l’histoire « noire » du club. Un journaliste italien fait d’ailleurs remarquer que le réel changement dans les stades n’interviendra qu’après les morts « anglais avec les tragédies de Bradford et d’Hillsborough…

 

Le symbole de cette mémoire « compliquée » est illustré par les retrouvailles en quart de finale de ligue des champions en 2005 où le match aller, placé sous le signe de l’amitié, avec Platini et Rush en « têtes de gondole », suscitera une réaction hostile d’un certain nombre de supporters turinois (dos tourné, doigt d’honneur…). Heureusement, le match retour à Turin ne fut pas l’occasion de représailles « symboliques » vingt ans après…

 

Le documentaire se termine sur le parcours de deux Reds présents au Heysel :

 

- le « hooligan » Terry Wilson, qui était présent à Hillsborough sans ticket, se tourne progressivement vers Dieu et participa, à l’initiative de J-P Leclaire, à une rencontre avec un supporter turinois, qui avait perdu un fils au Heysel. Ce dernier n’accepta pas les excuses de T. Wilson mais apprécia quand même la démarche entreprise. Terry Wilson, avec l’appui d’un homme d’église de Liverpool, organisa aussi un match de jeunes à Arrazo à titre commémoratif,

 

- John Welsh, un « héros » qui a sauvé huit vies et est, à ce titre, célébré en Italie, retrouve une jeune fille qu’il avait sauvée (mais dont le père est malheureusement mort au Heysel). Il reconnaît à avoir mis deux ans à revenir dans un stade et identifia un COVID long comme un stress post-traumatique du Heysel…

 

Le documentaire se termine sur l’évocation de tous les morts du Heysel avec en fond sonore le « You’ll never walk alone ». Un documentaire tragiquement passionnant, qui complète celui diffusé récemment sur Arte, et invite à lire l’ouvrage qu’a consacré J-P Leclaire au drame du Heysel.